Affichage derrière le kiosque de la gare à Fribourg, il y a quelques années déjà |
Ensemble dans le train
Elle est montée à Niort.
Elle est assise de l’autre côté
de l’allée, sur le siège côté fenêtre. La vingtaine, jolie, longs cheveux noirs, lèvres pulpeuses à souhait, mais un regard un peu dur. (Endurci?) Elle porte
un beau chemisier blanc avec de la dentelle ailée qui encadre des emmanchures généreuses.
Une paire de jeans bleu nuit et un sac noir de voyage masquant ses chaussures.
(Elle s’est levée et je les ai
vues :sandalettes de velours noirs, bride et petits talons compensés, très féminins)
Elle consulte son Smartphone sans
écouteurs ni casque d’écoute. Elle regarde des vidéos qui la font sourire.
C’est une alternance de discours qui portent, à mon avis, des accents à
connotations « beurs », de la musique de ce style en tout cas, on
dirait du rap, et des paroles d’enfants qui me parviennent, difficilement
compréhensibles. Même si le volume de son Smartphone n’est pas vraiment « à
coin», nul doute qu’au moins la moitié du wagon profite du divertissement.
Il est monté à Poitiers
Assis à ma gauche côté fenêtre.
La belle fin de trentaine baraquée, cheveux courts aux tempes très légèrement grisonnantes,
barbe de deux ou trois jours. Il porte un T’shirt vert sur des pantalons courts
beiges et des sandales en cuir, style Birkenstok. Branché. Il a posé
devant lui deux revues informatiques. Et liseur. Il me dira un peu plus tard
faire partie d’un groupe de lecture en lien avec le Prix du Livre Inter.
Très peu de temps après le départ
du train, il interpelle très clairement
et distinctement la jeune
fille : « Vous ne pouvez pas baisser le volume ? Mettre des
écouteurs ? Ou un casque d’écoute ? » Et de nombreuses personnes approuvent dans leur coin. Toutes
celles qui n’avaient rien osé dire, comme moi.
Alors que depuis un moment
j’imaginais moi, dire à cette jeune fille des phrases méchantes - parce que
c’est vrai, j’ai de la peine à me concentrer sur ma lecture avec ces paroles et
musiques perturbatrices - des phrases du genre :« Elle a la rage la
gamine. Elle en a rien à foutre du silence, de la lecture. Elle a juste envie
de dire à tous ces vieux, tous ces beaufs : « Je vous
emmeeerdeeeee ». Mais je dis rien. Et je me demande si je veux sortir mon
casque d’écoute de mon sac pour pouvoir lire tranquillement. Tout en me disant
que ce serait le monde à l’envers. On mettrait tous nos écouteurs et nos
casques pour qu’une seule puisse faire comme elle veut. Et ça me fait penser à
ces quartiers sécurisés où les habitants s’emprisonnent
pour se protéger d’éventuels criminels qui viendraient s’attaquer à eux et à
leurs biens. C’est pas ça le « vivre ensemble ».
Et puis je me pose des questions.
- D’où
vient-elle ? A-t-elle été élevée en foyer ? Son environnement
habituel est-il celui du manque de respect à l’autre « tous des
connards, des bourges, des p’tits merdeux… »
- Quel
sentiment la domine : la peur, la tristesse, le mépris ? Ou au
contraire : l’amour des siens, la loyauté envers les siens, l’élan de vie
de la jeunesse, le besoin de partager ce qu’elle aime et qui reflète si bien
ses pensées, ses émotions ?
Ça me rappelle une période que
j’ai traversée quand j’avais entre 30 et 40 ans. Complètement accro à la
lecture, en pleine période Rainer Maria Rilke, je collais sur la porte du
bureau infirmier dans mon service, les vers qui me fascinaient, qui
m’exaltaient et pour lesquels j’éprouvais un besoin irrépressible de partage,
de diffusion à grande échelle. J’étais alors intimement persuadée qu’ils ne pouvaient
que fasciner tous les gens autour de moi. C’est peut-être bien ce sentiment-là
qui anime cette jeune fille.
Cependant, si seulement je
pouvais être comme mon voisin de siège ! Lui ne s’est pas posé quarante
mille questions. Sans attendre, il s’est adressé à elle directement, très
brièvement avec une demande précise, sans plus d’agressivité qu’il n’en
ressentait venant de sa part.
Elle n’a rien dit et a baissé
très légèrement le volume.
Le TGV
file vers Paris et je souris en pensant au fait que la peur du regard et de la
réponse de la jeune fille - que j’imagine critique - si je lui
demande de baisser le volume de son Smartphone me paralyse. Alors que le
ridicule d’une femme de mon âge abordant un jeune homme dans le train et allant
jusqu’à lui donner l’adresse de mon blog, ce comportement risible ne m’a pas
paralysée du tout.