jeudi 22 juin 2017

Ensemble dans le train

Affichage derrière le kiosque de la gare à Fribourg, il y a quelques années déjà
Ensemble dans le train

Elle est montée à Niort.
Elle est assise de l’autre côté de l’allée, sur le siège  côté fenêtre. La vingtaine, jolie, longs cheveux noirs, lèvres pulpeuses à souhait, mais un regard un peu dur. (Endurci?) Elle porte un beau chemisier blanc avec de la dentelle ailée qui encadre des emmanchures généreuses. Une paire de jeans bleu nuit et un sac noir de voyage  masquant ses chaussures.
(Elle s’est levée et je les ai vues :sandalettes de velours noirs, bride et petits talons compensés, très féminins)
Elle consulte son Smartphone sans écouteurs ni casque d’écoute. Elle regarde des vidéos qui la font sourire. C’est une alternance de discours qui portent, à mon avis, des accents à connotations « beurs », de la musique de ce style en tout cas, on dirait du rap, et des paroles d’enfants qui me parviennent, difficilement compréhensibles. Même si le volume de son Smartphone n’est pas vraiment « à coin», nul doute qu’au moins la moitié du wagon profite du divertissement.

Il est monté à Poitiers
Assis à ma gauche côté fenêtre. La belle fin de trentaine baraquée, cheveux courts aux tempes  très légèrement grisonnantes, barbe de deux ou trois jours. Il porte un T’shirt vert sur des pantalons courts beiges et des sandales en cuir, style Birkenstok. Branché. Il a posé devant lui deux revues informatiques. Et liseur. Il me dira un peu plus tard faire partie d’un groupe de lecture en lien avec  le Prix du Livre Inter.
Très peu de temps après le départ du train, il interpelle  très clairement et distinctement  la jeune fille : « Vous ne pouvez pas baisser le volume ? Mettre des écouteurs ? Ou un casque d’écoute ? »  Et de nombreuses personnes approuvent dans leur coin. Toutes celles qui n’avaient rien osé dire, comme moi.

Alors que depuis un moment j’imaginais moi, dire à cette jeune fille des phrases méchantes - parce que c’est vrai, j’ai de la peine à me concentrer sur ma lecture avec ces paroles et musiques perturbatrices - des phrases du genre :« Elle a la rage la gamine. Elle en a rien à foutre du silence, de la lecture. Elle a juste envie de dire à tous ces vieux, tous ces beaufs : « Je vous emmeeerdeeeee ». Mais je dis rien. Et je me demande si je veux sortir mon casque d’écoute de mon sac pour pouvoir lire tranquillement. Tout en me disant que ce serait le monde à l’envers. On mettrait tous nos écouteurs et nos casques pour qu’une seule puisse faire comme elle veut. Et ça me fait penser à ces quartiers sécurisés où les habitants s’emprisonnent pour se protéger d’éventuels criminels qui viendraient s’attaquer à eux et à leurs biens. C’est pas ça le « vivre ensemble ».

Et puis je me pose des questions.
-       D’où vient-elle ? A-t-elle été élevée en foyer ? Son environnement habituel est-il celui du manque de respect à l’autre « tous des connards, des bourges, des p’tits merdeux… »
-       Quel sentiment la domine : la peur, la tristesse, le mépris ? Ou au contraire : l’amour des siens, la loyauté envers les siens, l’élan de vie de la jeunesse, le besoin de partager ce qu’elle aime et qui reflète si bien ses pensées, ses émotions ?

Ça me rappelle une période que j’ai traversée quand j’avais entre 30 et 40 ans. Complètement accro à la lecture, en pleine période Rainer Maria Rilke, je collais sur la porte du bureau infirmier dans mon service, les vers qui me fascinaient, qui m’exaltaient et pour lesquels j’éprouvais un besoin irrépressible de partage, de diffusion à grande échelle. J’étais alors intimement persuadée qu’ils ne pouvaient que fasciner tous les gens autour de moi. C’est peut-être bien ce sentiment-là qui anime cette jeune fille.

Cependant, si seulement je pouvais être comme mon voisin de siège ! Lui ne s’est pas posé quarante mille questions. Sans attendre, il s’est adressé à elle directement, très brièvement avec une demande précise, sans plus d’agressivité qu’il n’en ressentait venant de sa part.

Elle n’a rien dit et a baissé très légèrement le volume.


Le TGV file vers Paris et je souris en pensant au fait que la peur du regard et de la réponse  de la jeune fille  - que j’imagine critique - si je lui demande de baisser le volume de son Smartphone me paralyse. Alors que le ridicule d’une femme de mon âge abordant un jeune homme dans le train et allant jusqu’à lui donner l’adresse de mon blog, ce comportement risible ne m’a pas paralysée du tout.

jeudi 15 juin 2017

A quoi ça sert de mettre de la couleur ?

Marguerite Yourcenar
Hier soir, en me basant sur une photo noir/blanc dans Google Image, j’ai dessiné, au porte-mine, ce portrait de Marguerite Yourcenar. La plupart du temps, je décide de faire une esquisse au crayon pour pouvoir ensuite la colorer. Si je procède ainsi c’est pour pallier à mon manque d’assurance dans l’utilisation de la couleur directement sur la feuille.

Après avoir coloré mes esquisses, elles ne me plaisent plus du tout. Je trouve ça ringard au possible. Le travail de la couleur est fastidieux et le résultat plus que décevant. La spontanéité, la fraicheur de l’esquisse n’y est plus et le support papier ou toile fait vieillot. C’est en lisant une présentation de la jeune artiste zurichoise Louisa Gagliardi dans le magazine Beaux-Arts, que j’ai compris pourquoi.

… la peinture, toute peinture, une fois le jour levé, une fois l’écran (du smartphone, de l’ordinateur, de la télé) allumé, prend un coup de vieux. »  Beaux-Arts Magazine No 396. Juin 2017

Même si cette artiste fait une première esquisse au crayon, elle la travaille ensuite avec le logiciel Photoshop. Puis elle l’imprime et la recouvre de vernis qui ne proviennent pas du tout du  domaine de la peinture, comme le vinyle par exemple.

Hugo de Matran a senti et pris ce tournant de l’histoire de l’art il y a déjà quelques années et l’a montré avec son exposition « Danse funèbre » (tableaux conçus sur son ordinateur). Si son exposition n’a suscité que trop peu d’échos c’est probablement que c’était trop tôt, il était trop en avance.  Et il ne provenait pas, comme Louisa Gagliardi, du monde du graphisme, milieu naturel des utilisateurs du numérique. Le thème et ses figures m’ont beaucoup touchée alors mais la technique m’avait paru extrêmement complexe. Ce n’est qu’au moment où j’ai expérimenté le dessin directement sur mon smartphone ou ma tablette que j’y ai découvert de l’intérêt, une possibilité de création intéressante et très spontanée.
Spontanée pour ce qui concerne l’esquisse, mais tout aussi difficile et lente à apprivoiser que n’importe quelle technique manuelle (aquarelle, huile, tempéra, etc.) pour l’utilisation des « pinceaux » et de la couleur.

Pour en revenir à la question « A quoi ça sert de mettre de la couleur ? », je regarde autour de moi, m’imaginant le tout en noir et blanc dans un camaïeu de gris, d’ombres et de lumières plus ou moins intenses. Oubliés le vert de vessie du mimosa, les branches ocre-rouge du pin, le bleu de l’étendage à linge, la gorge rouge-orangé du rouge-gorge, le bec jaune du merle, le « mille fleurs » du bord des chemins de juin, l’indigo du ciel d’orage et mon sac rouge d’Argentine… Et je revois la beauté des femmes indiennes et africaines croisées dans mes voyages. Cette envie suscitée par l’éclat, la flamboyance des tissus qu’elles portent au quotidien. Tout était si vivant, bouillonnant par rapport à mon environnement habituel en Europe.
A quoi ça sert de mettre de la couleur ? A mettre de la vie, tout simplement, la vie avec ses beautés et ses drames, ses tâtonnements, ses réussites et ses échecs.


Un univers sans couleur a la richesse de tous les possibles, mais c’est un monde condamné à rester dans les limbes. Une esquisse ça a la beauté et la puissance du désir, du désir qui n’a pas encore pris le risque de l’accomplissement, le risque de la vie.

samedi 10 juin 2017

En lisant le Courrier international

« Courrier international est un hebdomadaire d'information français fondé en 1989 qui paraît le jeudi. Il appartient au groupe Le Monde depuis 2001. Il est constitué principalement de traductions d'articles publiés dans la presse non française. En 2015, il est vendu en France à plus de 167 000 exemplaires et 15 000 abonnements électroniques.
Le site internet contient de nombreux compléments aux numéros papiers. Courrier international publie régulièrement des hors séries thématiques, dont un hors-série annuel en collaboration avec l'hebdomadaire britannique The Economist. »
  Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Courrier_international  le 10.06.2017 à 15 :18

J’aime lire les journaux. Depuis toujours, La Liberté me donne des informations sur ma ville, mon canton mais aussi le reste de la Suisse et du monde. Mais en ce qui concerne le reste du monde, je restais un peu sur ma faim, surtout en ce qui concerne l’Afrique, l’Amérique du Sud mais aussi l’Asie. Alors depuis quelques semaines le Courrier international me sert des mets plus exotiques, simples, mais pas simplistes. Il relate des préoccupations d’ailleurs et en fait quelques analyses.

Cet hebdomadaire publie des traductions d’articles parus dans des journaux, ou sur des sites journalistiques plus ou moins importants dans le monde. A la fin de chaque article, il y a une brève description du journal ou du site en question dans son contexte. Et surtout, les photos sont très belles et les dessins de presse… excellents.

Photo Hannah McKay/Reuters parue dans le Courrier international No 1387
 Dans le numéro 1387, de la semaine du 1er au 7 juin 2017, il y a cette photo sous le titre « Ciel, un mari ! ». Ce sont quelques  conjoints des chefs d’Etat au sommet de l’OTAN à Bruxelles le jeudi 25 mai. On reconnaît évidemment une ou deux « premières dames » et le seul époux est Gauthier Destenay, époux du Premier ministre luxembourgeois Xavier Bettel. Cette photo m’amuse beaucoup par la quantité de questions qu’elle offre pour un « jeu de société » pour groupe de copines, qui s’avèrerait des plus stimulants et des plus imaginatifs ! Exemples :

-       - Qui sont celles et ceux qui n’y sont pas ? Où étaient-ils ? Que faisaient M. Merckel et M. May ?
-       - Vaut mieux : l’uni ou l’imprimé ? la minirobe noire ou la dentelle décolletée ?
-       - L’une d’entre elles se démarque : elle porte le pantalon. A l’extérieur, comme à la maison ?
-     - Une autre porte une robe de cocktail, limite tenue de soirée, en pleine journée, sous un grand soleil. Qui est sa conseillère ?
-     - Laquelle porte les plus hauts talons ? Lesquelles doivent faire le plus attention à porter des bas de contention pour prévenir les oedèmes des chevilles ?
-       - Lesquelles se sont déjà fait faire  une blépharoplastie (chirurgie esthétique des paupières) ?
-       - Qui a un sac à main ? Comment font celles qui n’en ont pas ? Les ont-elles déposés ? Où ? Pourquoi?
-       - Lesquelles sont mamans ? Grands-mamans ?
-       - Lesquelles aiment faire la cuisine ? Pour les autres ? Pour elle et pour les autres ?
-       - Qui s’est le plus amusé durant la séance photo ?

Et une dernière question, un tout petit peu plus difficile peut-être: dans quel bâtiment se situe cet escalier ?

Plus sérieusement, dans le même numéro on trouve des articles intitulés:
- A Bamako, la fièvre des casinos mobiles
- Allemagne. Evitons le "tous contre Trump"
- Le Cachemire est en ébullition 
- Macron tourne la page du pessimisme.
- Chine. Au Xinjiang, une propagande ridicule
- Terrorisme. La guerre sans fin.
- Des monstres marins bien réels
- Quand les cosmonautes quittent le navire
- Birmanie. Le doux visage de la haine.
... et bien d'autres.



lundi 5 juin 2017

Connais-toi toi-même !

Sans-abri en mégalopole

 Marée haute. Les linges se déplacent au pied des dunes. Les gros rouleaux renversent les ados qui s’en amusent. L’océan inonde les douves des châteaux de sable et emporte seau, pelle et râteau. Il doit avoir six ou sept ans Axel qui court en rond autour du linge de sa mère, et plonge inlassablement, soulevant des gerbes de sable, rattrapant devant un but imaginaire un ballon tout aussi imaginaire.

« - Je finirai bien par le savoir, ton nom ! dit-il. Sa voix tremblait, tant il était en émoi, et soudain, de ses yeux enflammés de colère, des larmes roulèrent. Je jetterai en pâture au public ton nom et le traitement indigne qu’on t’a fait subir – tout ! Je vous couvrirai de honte, vous tous et les soldats  - à vous donner envie de mourir ! Jusqu’à ce que je l’apprenne, ton nom, je ne te lâcherai pas, tu peux me croire ! »
Kenzaburô Ôé, Tribu bêlante, dans les nouvelles "Nous, les enfants de l’enfer" Œuvres, Quarto Gallimard 2016

C’est une nouvelle que Kenzaburô Ôé, prix Nobel de littérature 1994, a écrite alors qu’il avait vingt trois ans. Elle se situe dans un petit bus de transport en commun quelque part au Japon (mais ça pourrait être n’importe où) c’est là que le personnage principal, un étudiant, et quelques autres voyageurs sont sévèrement humiliés par une bande de jeunes soldats ivres, sous le regard des autres occupants qui ne réagissent pas. Cependant, l’un des observateurs poursuit le jeune homme à sa sortie du véhicule pour le forcer à porter plainte auprès de la police, en vain. La victime résiste, ce qui rend son poursuivant fou de rage. Le texte détaille « objectivement/froidement » minutieusement tous les états d’âme par lesquels passe le personnage principal et l’incommunicabilité entre ces deux protagonistes. Il se termine par la menace ci-dessus en italique. L’auteur nous fait une démonstration magistrale du fait que bourreau, victime, observateur sont des rôles interchangeables.

Cette nouvelle n’est qu’un petit texte parmi beaucoup d’autres extrêmement percutants dont les héros sont souvent des enfants. Et rien ne me touche autant que ce qui concerne les enfants.

Aujourd’hui, après avoir lu à peine deux cents pages de Kenzaburô Ôé, je fais le constat suivant : je ne connais pas l’âme humaine et surtout je ne ME connais pas. La guerre, la faim, l’occupant, la maladie, la misère, l’Injustice, je ne connais pas. J’ignore quels autres moi-mêmes se révèleraient dans ces circonstances.

« Connais-toi toi-même ! » Cette injonction de Socrate, qui nous a été transmise par son disciple Platon (-Ve siècle av. J-C), appelant l’homme à prendre conscience de sa propre mesure sans tenter de rivaliser avec les dieux, m’appelle à autre chose encore. Elle me demande de prendre conscience de ma propre mesure par rapport aux autres hommes.

 C’est une injonction au respect de ce que l’autre vit dans les différents états qu’il traverse au cours de sa vie, les multiples personnalités qui l’habitent et se révèlent parfois de façon inattendue, surprenante.  Si l’autre me choque, me bouleverse, m'agresse aussi parfois, ce n’est pas qu’il l’ait voulu. Seul ou manipulé par d’autres, ce sont les crises intérieures et extérieures que l’homme affronte qui jettent la lumière sur la matière sombre qui nous est commune, à nous, être vivants.
Je ne suis pas « une », je suis « plusieurs » en moi-même. Et, en plus, j’existe dans le regard de l’autre, de tous les autres avec chacun leur regard différent posé sur moi.
« Connais-toi toi-même ! » c’est aussi une invitation à cultiver la matière lumineuse qui nous est commune, à nous, être vivants…  pour atténuer l’obscurité comme tant de personnes le font autour de nous.

Marée montante. Il a entre deux ou trois ans, ses petits pieds jaillissent de l’écume et, en se précipitant vers moi le regard étincelant, il me crie : « Elle arrive, la mer ! »

Un enfant… un nouveau monde qui se crée là, sous nos yeux.