lundi 5 juin 2017

Connais-toi toi-même !

Sans-abri en mégalopole

 Marée haute. Les linges se déplacent au pied des dunes. Les gros rouleaux renversent les ados qui s’en amusent. L’océan inonde les douves des châteaux de sable et emporte seau, pelle et râteau. Il doit avoir six ou sept ans Axel qui court en rond autour du linge de sa mère, et plonge inlassablement, soulevant des gerbes de sable, rattrapant devant un but imaginaire un ballon tout aussi imaginaire.

« - Je finirai bien par le savoir, ton nom ! dit-il. Sa voix tremblait, tant il était en émoi, et soudain, de ses yeux enflammés de colère, des larmes roulèrent. Je jetterai en pâture au public ton nom et le traitement indigne qu’on t’a fait subir – tout ! Je vous couvrirai de honte, vous tous et les soldats  - à vous donner envie de mourir ! Jusqu’à ce que je l’apprenne, ton nom, je ne te lâcherai pas, tu peux me croire ! »
Kenzaburô Ôé, Tribu bêlante, dans les nouvelles "Nous, les enfants de l’enfer" Œuvres, Quarto Gallimard 2016

C’est une nouvelle que Kenzaburô Ôé, prix Nobel de littérature 1994, a écrite alors qu’il avait vingt trois ans. Elle se situe dans un petit bus de transport en commun quelque part au Japon (mais ça pourrait être n’importe où) c’est là que le personnage principal, un étudiant, et quelques autres voyageurs sont sévèrement humiliés par une bande de jeunes soldats ivres, sous le regard des autres occupants qui ne réagissent pas. Cependant, l’un des observateurs poursuit le jeune homme à sa sortie du véhicule pour le forcer à porter plainte auprès de la police, en vain. La victime résiste, ce qui rend son poursuivant fou de rage. Le texte détaille « objectivement/froidement » minutieusement tous les états d’âme par lesquels passe le personnage principal et l’incommunicabilité entre ces deux protagonistes. Il se termine par la menace ci-dessus en italique. L’auteur nous fait une démonstration magistrale du fait que bourreau, victime, observateur sont des rôles interchangeables.

Cette nouvelle n’est qu’un petit texte parmi beaucoup d’autres extrêmement percutants dont les héros sont souvent des enfants. Et rien ne me touche autant que ce qui concerne les enfants.

Aujourd’hui, après avoir lu à peine deux cents pages de Kenzaburô Ôé, je fais le constat suivant : je ne connais pas l’âme humaine et surtout je ne ME connais pas. La guerre, la faim, l’occupant, la maladie, la misère, l’Injustice, je ne connais pas. J’ignore quels autres moi-mêmes se révèleraient dans ces circonstances.

« Connais-toi toi-même ! » Cette injonction de Socrate, qui nous a été transmise par son disciple Platon (-Ve siècle av. J-C), appelant l’homme à prendre conscience de sa propre mesure sans tenter de rivaliser avec les dieux, m’appelle à autre chose encore. Elle me demande de prendre conscience de ma propre mesure par rapport aux autres hommes.

 C’est une injonction au respect de ce que l’autre vit dans les différents états qu’il traverse au cours de sa vie, les multiples personnalités qui l’habitent et se révèlent parfois de façon inattendue, surprenante.  Si l’autre me choque, me bouleverse, m'agresse aussi parfois, ce n’est pas qu’il l’ait voulu. Seul ou manipulé par d’autres, ce sont les crises intérieures et extérieures que l’homme affronte qui jettent la lumière sur la matière sombre qui nous est commune, à nous, être vivants.
Je ne suis pas « une », je suis « plusieurs » en moi-même. Et, en plus, j’existe dans le regard de l’autre, de tous les autres avec chacun leur regard différent posé sur moi.
« Connais-toi toi-même ! » c’est aussi une invitation à cultiver la matière lumineuse qui nous est commune, à nous, être vivants…  pour atténuer l’obscurité comme tant de personnes le font autour de nous.

Marée montante. Il a entre deux ou trois ans, ses petits pieds jaillissent de l’écume et, en se précipitant vers moi le regard étincelant, il me crie : « Elle arrive, la mer ! »

Un enfant… un nouveau monde qui se crée là, sous nos yeux.

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