Sans-abri en mégalopole |
« - Je finirai bien par le savoir, ton nom ! dit-il. Sa voix
tremblait, tant il était en émoi, et soudain, de ses yeux enflammés de colère,
des larmes roulèrent. Je jetterai en pâture au public ton nom et le traitement
indigne qu’on t’a fait subir – tout ! Je vous couvrirai de honte, vous
tous et les soldats - à vous
donner envie de mourir ! Jusqu’à ce que je l’apprenne, ton nom, je ne te
lâcherai pas, tu peux me croire ! »
Kenzaburô Ôé, Tribu bêlante,
dans les nouvelles "Nous, les enfants de l’enfer" Œuvres,
Quarto Gallimard 2016
C’est une nouvelle que Kenzaburô
Ôé, prix Nobel de littérature 1994, a écrite alors qu’il avait vingt trois ans.
Elle se situe dans un petit bus de transport en commun quelque part au Japon
(mais ça pourrait être n’importe où) c’est là que le personnage principal, un
étudiant, et quelques autres voyageurs sont sévèrement humiliés par une bande
de jeunes soldats ivres, sous le regard des autres occupants qui ne réagissent
pas. Cependant, l’un des observateurs poursuit le jeune homme à sa sortie du
véhicule pour le forcer à porter plainte auprès de la police, en vain. La
victime résiste, ce qui rend son poursuivant fou de rage. Le texte détaille
« objectivement/froidement » minutieusement tous les états d’âme par
lesquels passe le personnage principal et l’incommunicabilité entre ces deux
protagonistes. Il se termine par la menace ci-dessus en italique. L’auteur nous
fait une démonstration magistrale du fait que bourreau, victime, observateur
sont des rôles interchangeables.
Cette nouvelle n’est qu’un petit
texte parmi beaucoup d’autres extrêmement percutants dont les héros sont
souvent des enfants. Et rien ne me touche autant que ce qui concerne les
enfants.
Aujourd’hui, après avoir lu à
peine deux cents pages de Kenzaburô Ôé, je fais le constat suivant : je ne
connais pas l’âme humaine et surtout je ne ME connais pas. La guerre, la faim,
l’occupant, la maladie, la misère, l’Injustice, je ne connais pas. J’ignore
quels autres moi-mêmes se révèleraient dans ces circonstances.
« Connais-toi toi-même ! »
Cette injonction de Socrate, qui nous a été transmise par son disciple Platon
(-Ve siècle av. J-C), appelant l’homme à prendre conscience de sa propre mesure
sans tenter de rivaliser avec les dieux, m’appelle à autre chose encore. Elle
me demande de prendre conscience de ma propre mesure par rapport aux autres
hommes.
C’est une injonction au respect de ce que l’autre vit dans
les différents états qu’il traverse au cours de sa vie, les multiples
personnalités qui l’habitent et se révèlent parfois de façon inattendue,
surprenante. Si l’autre me choque, me bouleverse, m'agresse aussi parfois, ce n’est pas qu’il l’ait
voulu. Seul ou manipulé par d’autres, ce sont les crises intérieures et
extérieures que l’homme affronte qui jettent la lumière sur la matière sombre
qui nous est commune, à nous, être vivants.
Je ne suis pas « une »,
je suis « plusieurs » en moi-même. Et, en plus, j’existe dans le
regard de l’autre, de tous les autres avec chacun leur regard différent posé
sur moi.
« Connais-toi
toi-même ! » c’est aussi une invitation à cultiver la matière
lumineuse qui nous est commune, à nous, être vivants… pour atténuer l’obscurité comme tant de personnes le font
autour de nous.
Marée montante. Il a entre
deux ou trois ans, ses petits pieds jaillissent de l’écume et, en se précipitant
vers moi le regard étincelant, il me crie : « Elle arrive, la
mer ! »
Un enfant… un nouveau monde qui
se crée là, sous nos yeux.
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