mercredi 9 août 2017

Despacito ou Carmen à Porto Rico

Despacito ou Carmen de Porto Rico (aquarelle)

Nous avions dix ans et peut-être un peu plus quand, en « faisant la vaisselle », ma sœur et moi chantions à tue-tête quelques airs de Carmen gravés sur un petit « 45 tours de plastique » qui ondulait sur un tourne-disque ramené du « grâble » (décharge à l’air libre à quelques centaines de mètres de la maison, dans la pente vers le Ruz d’Orgoille). Dans le petit échantillon de disques envoyés par ces éditions qui venaient nous harponner par la main du facteur, il y avait deux autres disques dont je ne garde aucun souvenir. Premiers frémissements de nos cœurs pré-adolescents, la force de la passion contenue dans ces paroles, dans ces rythmes nous faisait-elle déjà vibrer ? Cette Carmen de Bizet que j’ai vue au cinéma, que j’ai entendue souvent par la suite, hantée par ces premiers airs de mon enfance,  hier,  cette brève nouvelle sur le site de la RTS m'y a fait penser: 

« Le 5 août 2017 à 10:53, le clip de la chanson "Despacito" est devenu vendredi la vidéo la plus visionnée de l'histoire de la plateforme YouTube, signe de la popularité planétaire de ce tube venu de Porto Rico. Avec plus de 3 milliards de vues, "Despacito" a dépassé le titre "See You Again" du rappeur Wiz Khalifa (…). Mi-juillet, "Despacito", interprété par le chanteur portoricain Luis Fonsi, était déjà devenu la chanson la plus jouée en streaming de tous les temps. »

Curieuse, je l’ai visionné moi aussi et, il m’a beaucoup plu. Et pas seulement à cause de sa chorégraphie… torride ! Ou racoleuse diront certains.

-    Au-delà de la vidéo en elle-même, il y a la simplicité des quelques accords de guitare du début de la mélodie puis le développement du thème avec les autres instruments qui vont donner ce rythme « latino » irrésistiblement entrainant. Enfin la voix  séduisante de  Luis Fonsi proférant en espagnol, les phrases du désir érotique dans la langue de la rue.
-       Le décor : un bord de mer, pas franchement idyllique, sous le soleil des tropiques, des bâtiments déliquescents, des graffitis, des maisons claires et colorées dans des ruelles pauvres et du linge suspendu dehors: le décor de la vraie vie dans les bourgades de l’île, probablement. Et un bar bondé sous les lueurs des petites ampoules suspendues le long des murs.
-       Les gens : un peu tout le monde, des jeunes aux tenues et à la gestuelle suggestives, aux bijoux kitchs ; des enfants, des petits garçons surtout ; des vieux mais pas de vieilles (tant il est vrai que partout, plus ou moins tôt… ou tard, on atteint toutes le stade de la transparence… ou de la cuisine et de la lessive !) Un souffle chaleureux, des regards ouverts, accueillants, comme une paix chaude et tendre dans la pluie solaire d’un éternel été.
-       La Femme, apparition de l’idéal et du rêve. Flamme ondulante allumant, d’un baiser sur le front, petits garçons timides et vieux hommes joueurs. Comme sortie d’un magazine de mode : plastique irréprochable avec des formes là où elles doivent être, chevelure abondante ondulée et brillante, maquillage parfait, vêtue juste ce qu’il faut au dehors dans la journée et un rien de robe dorée pour danser dans la moiteur du bar le soir.
Le scénario du clip est placé sous le signe de l’oxymore. Son titre tout d'abord, Despacito dont la traduction française est « lentement ». Or tout est rapide : le rythme de la musique, la danse, la succession des séquences filmées. Les contrastes visuels s’imposent immédiatement : la pâle statue de la Vierge dans sa boîte de bois blanc et la Femme sensuelle émergeant de l’ombre d’une ruelle ; la richesse colorée du dénuement de ce bourg ; le rythme de la musique et de la danse dans l’Histoire arrêtée de cette communauté. L’éclat de l'impudeur de la danse, du risque des corps sous le voile diaphane des sentiments : amour, amitié, fraternité, respect.


Ce clip très étudié dans le but de plaire au plus grand nombre, ne survivra pas aussi longtemps que l’opéra de Bizet. Mais il nous touche. Faire vibrer nos cœurs par la musique, par la voix et par l’image, il y réussi. Alors, trêve de snobisme, on met le volume à fond et on esquisse quelques pas de danse… despacito.

mardi 1 août 2017

Un instant à soi.

Acteur de théâtre Nô (rapidographe))


C’est les vacances et nous lisons: un roman policier captivant jusqu’au cœur de la nuit (Harlan Coben, Tu me manques,, Editions Pocket), un roman dense et bouleversant jusqu’à nous tirer des larmes (Pierre Lemaître, Au revoir là-haut, Albin Michel), une chronique, un récit de vie nous arrachant des admirations à partager (René Prêtre, Et au centre bat le cœur, Editions Arthaud). Mais qui lit de la poésie ?

Non, ça ne demande pas d’effort. Non, ça n’est pas trop difficile à comprendre. Non, il n’y a rien d’intellectuel là-dedans. Ça ne demande qu’un début d’ouverture, quelques secondes de disponibilité. Dans son dernier livre consacré au théâtre Nô, Armen Godel écrit ceci :

« Maître Kizuki m’a dit un jour : « Le Nô est antérieur à tout art. » Parce que le Nô est immanent, il n’a donc jamais commencé et n’aura donc jamais de fin. De même, la poésie est antérieure à toutes formes, à  tous phénomènes. Epousant l’harmonie universelle, elle a éclos en même temps que le monde formel. Elle est présente, elle est immuable dans la nature. Ses manifestations sont en deçà des mots. Elle a été créée au moment où le Ciel et la Terre se sont séparés, en un temps où les dieux qui peuplaient l’univers ne se reproduisaient pas  encore par accouplement. Avant l’amour et la copulation, il y aurait eu donc la poésie ! Langage des dieux entre eux à l’origine, elle s’est imposée pour eux comme un moyen de communiquer avec les humains et, pour les humains, de communiquer avec les dieux. La poésie est chant, profération, invocation, louange. La voix humaine la porte. Pour livrer ce qui n‘a pas de nom, la langue emprunte à la nature ses propres expressions : ka chô fû getsu, fleur, oiseau, vent, lune (…) La nature donne accès à la composition, à l’écriture, elle lui prête sa forme et, dans sa forme, la beauté (…) La poésie est danse sans gestuelle, la danse poésie sans parole. » Armen Godel, Le Nô infini, MétisPresses, Genève, Mai 2017  (p.105)

Il y a quelques années, à l’occasion de la représentation au Théâtre Saint-Gervais à Genève, de trois pièces de Nô, l’auteur m’avait écrit à peu près ceci : si vous venez les voir, ne cherchez pas à comprendre, accueillez-les comme une danse, comme un tableau dans toute la force de son étrangeté, dans la beauté des costumes et des masques…

Je crois qu’il en va de même pour la poésie. Il n’y a rien à comprendre juste à accueillir les mots, les images qu’elle suscite. Plus universelle que la prière, elle s’imposait à moi à chaque fois qu’un patient, peu à peu, quittait notre monde. Aucune autre forme, aucune autre manifestation ne m’apparaissait à hauteur du mystère de la vie et de la mort d’un homme. J’aurais aimé pouvoir dire ceci par exemple:
« Quand vient le vent d’est
épanchez votre parfum
ô fleurs du prunier
même le maître parti
n’oubliez pas le printemps » Le Nô infini (p. 139)

J’aime la poésie contenue dans les pièces de théâtre Nô car elle est brève. Sa simplicité est d’une richesse infinie. Mais attention, son parfum subtile et enivrant pourrait vous conduire plus loin que vous ne le pensiez dans la lecture de ces deux autres ouvrages du même auteur : La Lande des mortifications et Visages cachés, sentiments mêlés, d’Ono no Komachi et autres.

Pas besoin de lire de la première à la dernière ligne sans en manquer une ! Comme dans la prairie de juin, cueillez les fleurs qui vous plaisent juste pour leur beauté, sans vous souciez de la nature de leur terreau, des herbes qui les enserrent, des insectes qui les butinent ni de leur possible langage.


Si je vous parle de cette poésie très spécifique c’est parce que je l’ai là sous la main et que je l’apprécie au plus haut point. Mais il y a tant d’autres poèmes, tant d’autres auteurs. Partons à la découverte !