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Sur la route Conques-Rocamadour |
Arrière-pensées
Il y a
quelques jours, une lettre est arrivée des Etats-Unis. La famille BG dont nous
avons fait la connaissance il y a plus de dix ans maintenant, nous envoie un
texte tapuscrit accompagné de quelques photos pour donner un bref aperçu des
moments marquants dans leur famille en 2016. Ils ont déménagé car Mme a changé
d’employeur.
Une chose
est frappante, Les BG donnent leur nouvelle adresse postale mais aucune adresse
mail. L’an dernier leurs nouvelles de l’année précédente nous étaient parvenues
sous la même forme exactement mais par mail (adresse mail professionnelle de Mme)
et non par la poste comme cette année.
Alors, sans
tomber dans la paranoïa, naissent quelques arrière-pensées. Craignent-ils de
laisser des traces sur la toile, des traces de leurs contacts outre-Atlantique
(en particulier des contacts suisses en ces temps de surveillance
bancaire) ; des traces de leurs activités professionnelles, sociales et
familiales (au premier abord tout ce qu’il y a de plus banal et même bien
gentil) mais qui pourraient devenir objets de suspicion dans un avenir proche
ou lointain dans leur propre pays ?
Et cela
entre en résonnance avec ma lecture du livre Le Refus d’Imre Kertész
dont le personnage principal est
écrivain dans l’univers « socialiste-réaliste » de la Hongrie sous
domination soviétique. La deuxième partie du roman évoque de façon magistrale,
l’ère de suspicion vécue par la population hongroise de cette époque. La
méfiance, le soupçon sont tels que les dialogues les plus anodins confinent à
l’absurde. En voici deux exemples :
Le héros –
Köves – rentre de l’étranger et en passant la douane (page 125)
« Lorsqu’il entra dans la pièce Köves
lança un « bonsoir » amical – il faut toujours être poli avec les
douaniers – et se tint à leur disposition. Cependant, soit parce qu’ils
n’avaient pas encore décidé ce qu’ils allaient lui demander, soit pour une tout
autre raison dont il ne pouvait pas avoir la moindre idée, ils ne lui demandaient
rien. L’un fumait une cigarette, l’autre feuilletait des paperasses, le
troisième le dévisageait – ils se confondaient dans son regard embrumé et Köves
finit par les voir comme une unique machine à trois têtes et six mains ;
et il ne put attribuer qu’à l’épuisement qui troublait son esprit de s’être
soudain pris à chercher une excuse, tel un homme démasqué, dont on a découvert
le secret – le secret ou la faute, peu importe – qui servirait à le confondre,
puisque ce n’tait pas encore clair pour lui-même.
« Je n’ai pas reçu la déclaration de
douane, dit-il enfin, assez sèchement, comme pour rétablir la mesure et l’ordre
des choses.
-
Vous avez quelque chose à
déclarer ? demanda soudain l’homme du milieu en levant la tête de ses
documents.
-
Je ne sais pas ce qu’il faut
déclarer, répondit Köves avec une politesse glacée.
Et, un peu
plus loin, page 126 :
« Que voulez-vous faire de moi ?
- ça dépend de vous, répondit immédiatement
l’homme du milieu. Ce n’est pas nous qui vous avons appelé, c’est vous qui êtes
venu », et Köves se dit qu’il avait déjà entendu son douanier dire quelque
chose d’analogue ce même soir.
« Moi, bien sûr : mais pourquoi est-ce
que c’est si important ? demanda-t-il.
-
Nous n’avons pas dit que c’était
important, lui répondit-on. Mais si c’est important, ça ne l’est pas pour nous.
Vous devez vous interroger vous-même, pas nous.
-
A quel propos ? demanda Köves
d’une voix que la fatigue rendait plaintive comme celle d’un enfant.
Plus tard,
dialogue nocturne de Köves, sur un banc public, avec un pianiste de bar (page 138)
« Allez, buvons un coup ! »
dit-il en levant la flasque vers Köves.
Mais sa bonne humeur fut de courte durée :
« Et puis, fit-il avec inquiétude, il a les morceaux… »
Sentant que, cette fois-ci, il attendait un
encouragement, Köves lui tendit une perche :
« Quels morceaux ?
-
Ceux que je ne devrais pas jouer,
répondit immédiatement le pianiste d’une voix quelque peu plaintive.
-
Des morceaux interdits ? s’enquit Köves.
-
Comment ça, interdits ?!
protesta le pianiste. Et d’expliquer que si seulement ils l’étaient, il
n’aurait pas de soucis à se faire. Ce qui était interdit était interdit :
c’était clair, c’était sur la liste, il ne le jouerait pour rien au monde. Sauf
que, poursuivit-il, il y avait d’autres morceaux, des morceaux, comment dire,
délicats ; qui ne figuraient sur aucune liste et dont personne ne pouvait
affirmer qu’ils étaient interdits : pourtant il n’était pas conseillé de
les jouer, alors que la plupart des clients demandaient justement ceux-là.
« Qu’est-ce que je peux leur
dire alors ? qu’ils sont interdits ? » Sa question ne
s’adressait pas à Köves, mais semblait quand même lui être destinée.
« C’est une insinuation, pire que si je les jouais tout carrément !
répondit-il lui-même. Comment est-ce que je peux dire d’un morceau de musique
qu’il est interdit alors qu’au contraire, il ne l’est pas, sauf qu’il est
délicat et de ce fait indésirable, mais on ne peut pas dire cela non plus,
parce que s’il était indésirable, il serait interdit… «
(…)
« Ou alors, lança-t-il une
nouvelle question, dois-je leur dire que je ne connais pas ce
morceau ? »
Köves, avec, il est vrai, un peu
plus de lassitude – trouva que ce n’était pas déraisonnable.
« Mais alors qu’est-ce que je
vaux comme pianiste ? dit le musicien en posant sur Köves un regard lourd
de reproches et ce dernier reconnut qu’il n’avait pas pris en considération cet
aspect de la question. Je suis réputé dit le pianiste d’une voix plaintive ou
qui du moins semblait l’être, pour connaître tous les morceaux. C’est mon
gagne-pain ; et pas seulement : je connais vraiment tous les
morceaux, je… » Il eut l’air embarrassé, comme s’il n’avait pas su comment
exprimer ses sentiments qu’il ne voulait d’ailleurs peut-être pas exprimer
entièrement : « En un mot, poursuivit-il, je n’en démords pas. Tu
pourrais me demander pourquoi, dit-il en regardant Köves, qui ne demandait
rien, mais tout ce que je pourrais te répondre, c’est tout simplement que je
resterai ferme sur ce point. » Il se tut pendant quelques instants, sans
doute réfléchissait-il. « Je ne permettrai pas qu’on salisse ma
réputation ! déclara-t-il soudain, presque avec colère, comme à
contrecoeur. Ah, éclata-t-il, comment pouvez-vous savoir vous autres ce que
c’est quand la soirée se termine, on éteint l’éclairage d’ambiance, je referme
mon piano et je commence à ruminer, je me demande quels morceaux j’ai joués,
qui les a demandés, qui était dans la salle, qui pouvait bien être ce type
inconnu qui… « Le pianiste se tut et ne pipa mot pendant un long moment,
Köves supposa qu’il était occupé à « ruminer », comme il l’avait dit
auparavant.
…
En réalité,
il ne s’agit que d’une lettre venant d’Amérique et d’un roman. Le parallèle
établi ici entre la Hongrie sous domination soviétique d’hier et les
Etats-Unis de la NSA d’aujourd’hui est certes audacieux, mais spontané. Tout ce
qui est possible sera fait pour que L’Ere du Soupçon se contente
d’exister uniquement dans nos bibliothèques sous la plume de Nathalie Sarraute,
et ne survienne pas dans notre vie quotidienne.