mercredi 29 mars 2017

Coup de fourchette assassin

Feuilles d'ortie





« … la femme minaudait, l’homme lui mettait la main à l’entrecuisse, faisant valoir ses droits sur elle, comme il aurait craché dans sa consommation avant d’aller aux toilettes, dans un bar public. »
Edna O’Brien Les Filles de la campagne

Cette phrase me revient souvent à l’esprit quand je vois un couple à table.  
Au restaurant l’autre soir, alors que le serveur vient de déposer les assiettes servies devant elle et lui, la femme pique avec sa fourchette un morceau de viande dans l’assiette de son compagnon, portant ainsi le premier coup de fourchette à son repas à lui. Cette fois-là c’était la femme mais c’est, tout aussi souvent, l’homme qui se sert ainsi dans l’assiette de l’autre. Et je me demande ce que, consciemment ou inconsciemment, elle (ou il) lui signifie :

-       Tu ne prendras ton plaisir qu’après que j’aie pris le mien !
-       Je t’accorde l’autorisation de manger, mais après moi !
-       Si nous sommes ici, ensemble à table ce soir, c’est parce que je le veux bien.
-       Tu m’appartiens !
-       C’est moi le chef de meute et tu ne mangeras que quand je serai rassasié.
-       Tu seras privé de dessert ! (si la scène se passe au moment du dessert)
-       Toi c’est moi. Par conséquent tu n’as aucune existence propre.

Ou bien :

-       Manger ça coute. Or je veux dépenser le moins possible. Je ne choisis presque rien pour moi sachant bien que je me servirai dans ton assiette. C’est toi qui dépenses… trop.
-       Je surveille mon poids : je ne prends presque rien pour moi. Mais je ne peux résister à ton assiette plus appétissante que le mienne.
-       Je ne prends pas de dessert, mais je ne peux résister au tien.
-       Je fais comme mon père ou ma mère l’ont toujours fait, c’est normal.

Et je me demande pourquoi l’autre ne réagit pas :

-       Mon plaisir c’est que tu prennes ton plaisir avant le mien.
-       Je t’accorde l’autorisation de manger avant moi.
-       Je suis si heureux d’être là ce soir avec toi que mon plaisir ferme mes yeux.
-       Je t’appartiens.
-       Je suis soulagé que tu prennes les devants, je n’en ai aucune envie.
-       Il ne s’en aperçoit pas. C’était la scène habituelle à la table familiale.

Ou bien :
-       Cela fait bien trop longtemps qu’elle m’enlève le pain de la bouche, je la quitte !
-       Ce premier repas à deux sera aussi le dernier. Je suis sûr qu’elle va me bouffer !

Cette scène se passait au restaurant, mais elle est encore plus fréquente à domicile.  A chaque fois qu’elle se déroule devant mes yeux, sa violence me prend aux tripes. Je suis partagée entre l’envie de secouer les protagonistes pour qu’ils prennent conscience de ce qui se passe là entre eux ; et l’envie de fuir.

Si on me fait ça à moi, un instinct de survie venant du fond des âges me submerge et je pars à l’attaque pour défendre ma vie.

Aucun commentaire: